Grandeur et paradoxes d'Eric Zemmour

 

   Eric Zemmour fait beaucoup parler de lui. Par ses chroniques à la radio, à la télévision, par les cris d'orfraie qu'ont déclenchés chez les défenseurs patentés du "politiquement correct" ses récents propos sur la délinquance et l'immigration... On en oublierait presque que derrière le personnage médiatique, il y a aussi un homme de plume, un brillant essayiste. Son Premier sexe, consacré à la dénonciation du féminisme, avait déjà attiré notre attention sur la qualité de sa réflexion. Il serait dommage que les polémiques actuelles occultent l'essai remarquable, – malgré son goût peut-être un peu trop prononcé pour les paradoxes –, qu'il vient de consacrer à l'histoire de France sous le titre Mélancolie française.
    Ce livre nous est d'autant plus sympathique que Zemmour y reconnaît à plusieurs reprises la valeur des idées de l'Action française (il vante avec beaucoup de chaleur les analyses géopolitiques de Maurras dans Kiel et Tanger et celles de Bainville sur le traité de Versailles dans Les Conséquences politiques de la paix). On appréciera aussi la grande indépendance d'esprit de l'essayiste, qui ne cherche visiblement pas à complaire à telle ou telle famille politique ou idéologique. La manière dont il commente les succès et les échecs, les brillantes intuitions comme les fourvoiements les plus complets du général De Gaulle est une preuve décisive de cette absence de parti pris qui est sans doute la plus grande qualité d'Eric Zemmour.

Trois thèses


    On pourrait résumer l'essentiel de Mélancolie française en trois thèses : la première consiste à affirmer, à rebours de l'opinion commune (néo-républicaine comme maurrassienne d'ailleurs) que la France a toujours aspiré à l'empire ; la seconde, que l'on peut dire de l'histoire de France ce que Clemenceau affirmait de la Révolution, à savoir qu'elle est un bloc, qu'entre la formation du territoire par la monarchie et les guerres révolutionnaires et impériales, il n'y a pas rupture mais continuité ; la troisième, que la France a échoué à devenir une grande puissance moderne, soit continentale soit maritime, en raison, d'une part, de l'acharnement contre elle de l'ennemi héréditaire anglais (puis anglo-américain) et de ses alliés objectifs que furent, de tous temps, les pacifistes ou les tenants du renoncement national et, d'autre part, de la faiblesse ancienne et toujours actuelle de notre démographie. Ces trois thèses sont séduisantes et partagent incontestablement le mérite de nous donner à penser en bousculant certains de nos repères. Cela dit, elles partagent aussi le défaut d'être avant tout de brillants paradoxes qui demandent à être soumis à un examen critique.

La nouvelle Rome


    Pour la première thèse, il convient de distinguer la dimension intérieure et extérieure de l'aspiration à l'imperium. Il ne fait pas de doute que la France a toujours été éminemment romaine sur le plan de la civilisation, des arts et lettres et de la conception de l'Etat. Ronsard écrit sa Franciade sur le modèle de L'Enéide de Virgile, le roi de France se prétend « empereur en son royaume » et ses légistes n'auront de cesse de se référer au droit romain. C'est le sens de ces beaux alexandrins de Maurras : « Notre Paris jamais ne rompit avec Rome / Rome d'Athènes en fleur a recueilli le fruit ». Sur le plan extérieur, les choses sont plus complexes. Quand Vauban conseille à Louis XIV de préférer un « pré carré » à des extensions territoriales plus grandes mais moins défendables militairement, il exprime toute la sagesse de l'ancienne France, – celle d'avant 1789 –, qui sait conquérir patiemment pour conserver durablement.

Continuité nationale


    Ceci nous conduit à examiner la seconde thèse zemmourienne, relative à la continuité des efforts séculaires de la Royauté, de la République et de l'Empire. Bien sûr, les Capétiens et les Bourbons en particulier ont cherché à étendre notre frontière de l'Est avec, à l'horizon, les fameuses « frontières naturelles » (donc le Rhin) chères à Danton. Mais, comme l'observèrent Maurras dans Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon et Bainville dans son Histoire de France, les conquêtes de la monarchie traditionnelle furent des gloires dont les effets durent encore alors que celles de la Révolution et de l'Empire apparaissent à bien des égards comme des feux de paille. La France de 1814 et surtout de 1815, – après que l'ultime aventure napoléonienne des Cent jours a fini de gâcher le peu qui pouvait être sauvé (second traité de Paris) –, se trouve dans une situation plus mauvaise qu'en 1789, rendant totalement vain le sacrifice d'un million de jeunes hommes sur les champs de bataille européens.

Puissance et démographie


    La dernière thèse soutenue par Eric Zemmour dans Mélancolie française est parfaitement juste en ce qui concerne la démographie, paramètre essentiel pour qui veut pratiquer l'empirisme organisateur, c'est-à-dire mettre la politique à l'école de l'Histoire. Au XVIIIème siècle, la France est encore la « Chine de l'Europe ». On oublie trop qu'au moment où Napoléon entreprend sa campagne contre le Tsar, la France est plus peuplée que la Russie, qu'elle est capable de fournir à l'Empereur des contingents d'hommes sans cesse renouvelés («Une nuit de Paris réparera tout ça !») pour affronter chaque nouvelle coalition fomentée par l'Angleterre. Mais par la suite, notre démographie déclinera bien avant celle de tous nos voisins. De là a découlé notre incapacité à établir des colonies de peuplement, comme le firent les Anglais en Amérique du Nord ou en Australie, ainsi que la supériorité progressive que l'Allemagne a prise sur nous au fil des XIXème et XXème siècles en tant que puissance continentale. Aujourd'hui, ceux qui croient que la France prend sa revanche démographique s'illusionnent. Zemmour le démontre très bien dans son dernier chapitre : sans l'apport de l'immigration, qui crée de nouveaux problèmes et met en péril notre identité, le taux de natalité de la France, déjà préoccupant en soi (il se maintient à peine au niveau du renouvellement des générations !), serait aussi catastrophique que celui de nos voisins.

Haro sur les pacifistes


    Sur le pacifisme, Zemmour reprend à son compte les analyses de Simon Epstein sur le parcours de nombreux dreyfusards vers la collaboration. Il montre avec raison que la résistance n'a pas été seulement le fait des gaullistes et des communistes et que le collaborationnisme le plus ultra a beaucoup recruté à gauche. Il rappelle aussi le rôle important des hommes issus de l'Action française et, plus généralement, des nationalistes, dans les différentes formes de résistance à l'occupant. On a plus de mal à le suivre dans son interprétation pour le moins acrobatique de la figure du Maréchal Pétain. Tout en reconnaissant contre le "politiquement correct" que l'armistice de 1940 ne pouvait pas être évité et qu'il fut plutôt une bonne chose (pour les Français, pour les Juifs français et même pour les futures Forces Françaises Libres), Zemmour s'en prend au Pétain de 1917, lui reprochant d'avoir freiné les offensives et empêché ainsi la France de triompher seule de l'Allemagne, avant l'arrivée des Américains. C'est oublier un peu vite que si l'armée allemande était épuisée, l'armée française ne l'était pas moins, que Pétain est incontestablement l'homme qui lui a permis de retrouver un moral sans lequel aucune offensive n'est possible, qu'il était si peu hostile aux offensives sur le fond qu'il les recommandera en 1918 contre l'avis de Foch !
    Que l'on soit d'accord ou non avec chaque raisonnement d'Eric Zemmour, il faut pour finir lui reconnaître le mérite d'offrir à un très large public (son livre compte actuellement parmi les meilleures ventes, toutes catégories confondues !) des éléments pour remettre en cause le prêt à penser officiel. La parution de Mélancolie française est un signe de plus de l'effritement des murailles dressées depuis trente ans par les nouveaux inquisiteurs gauchistes autour de leur lecture anti-nationale de l'Histoire.


Stéphane BLANCHONNET

Article d'abord publié sur a-rebours.fr puis repris dans L'Action française 2000.


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